(Et n'oubliez pas, respectez les droits et tout ça ~)
Prologue
L’été, la saison des
brocantes et vides greniers en tous genres. C’est quelque chose que j’adore:
flâner dans les rues investies par les stands que l’on paye au mètre, observer
les gens négocier, marchander, discuter, compter les gains que peuvent leur
rapporter leur passé. Des jouets d’enfants que l’on vend avec nostalgie pour un
rien, regrettant parfois de laisser à un parfait étranger le compagnon des
mercredis après-midi pluvieux d’un mois de novembre; la peluche que l’on a
emmenée partout, qui a partagé bien des rires et essuyé bien des larmes; se
séparer de vieilles babioles, services à thé, assiettes à gâteau dépareillées,
vieux tableaux en canevas, comme pour achever le deuil d’un être cher; ou tout
simplement revendre au plus offrant une collection de quarante-cinq tours ou de
numéros limités du « Journal de Mickey » après s’être découvert une
nouvelle lubie et parce que, mine de rien, ça prend de la place et de la
poussière à dormir sur les étagères d’un bureau obscur. Mais ce qui m’a
toujours fasciné dans cette valse entre le présent et le passé, la bonne
affaire des uns qui arrondit les fins de mois des autres, ce sont les
représentations humaines figées dans la porcelaine ou le biscuit, en froufroutées
comme des princesses et qui vous regardent de leurs petits yeux brillants
Je m’égarais donc dans les allées d’une brocante au parfum d’émotions
fanées et de poussière quand mon regard s’arrêta sur l’étal d’un vieil horloger
qui exposait une collection impressionnante de montres à gousset. Je ne saurais
dire pourquoi, mais l’une d’entre elles attira particulièrement mon attention.
Elle était cuivrée, ornée de gravures fleuries et accrochée à une chaîne d’une
grande finesse de façon à pouvoir la porter en sautoir. La courbe de ses
aiguilles et des chiffres de son cadran avaient quelque chose de charmant et il
me semblait pouvoir distinguer son tic-tac au milieu de celui de toutes les
autres, comme la douceur d’un morceau de piano au milieu du brouhaha d’une
assemblée. Inconsciemment, je la pris dans mes mains et chose incroyable, je
sentais le rythme des engrenages sous le métal froid. J’en fus tout à fait
bouleversée. Le vieux bonhomme le remarqua de l’autre côté de la foule de
montres posées sur la table et se mit à me raconter l’histoire de cette montre
de manufacture japonaise. Etrange n’est-ce pas ? C’était pourtant vrai.
L’horloger en question avait vécu au dix-neuvième siècle et avait fabriqué
l’objet pour la femme qu’il aimait, une jeune fille blonde à ce qu’il
paraissait, prénommée Violette. Il était parti pour la rejoindre par un bateau
qui se rendait à Londres. Malheureusement, il n’arriva jamais à destination: il
avait embarqué clandestinement et mourut du choléra pendant le voyage. Avant de
rendre son dernier souffle, il avait pris soin de confier la montre à un ami
qui fut chargé de la remettre à la belle promise. Mais celui-ci ne put
s’acquitter de sa tâche. Arrivé sur les terres britanniques, sans le sou, il la
vendit à l’arrière grand-père du vieil homme et l’implora de la garder
précieusement en lui racontant l’histoire du bijou. Soixante livres à peine… On
raconte que, pris de remords d’avoir trahi son ami, le japonais se jeta dans la
Tamise quelques jours plus tard. La montre s’arrêta alors, il était dix-sept
heures, l’heure du thé…
Je fus touchée par
cette histoire et voulus acheter la montre. Mais le vieillard refusa l’argent.
« Cette montre est faite pour vous jeune fille, je vous l’offre
! ». Inutile d’insister, j’acceptai
le présent de ce vieil horloger bienveillant et repartis après l’avoir
remercié…
Je me retrouvais donc
avec une montre à gousset. Un comble pour moi qui ai la sale manie d’être
toujours en retard. Cela allait peut-être m’aider à l’être moins… Hum, non, je
suis irrécupérable sur ce point là.
Chez moi, je déposai
ma montre puis partis vaquer à mes occupations.
Quand je revins, une
poupée était assise sur mon lit, un cadeau de maman peut-être… Elle était
magnifique avec ses jolis cheveux blonds et son doux sourire.
Attendez, c’est moi ou
elle a cligné des yeux ? Je dois rêver ! Oui, c’est ça, ça m’arrive souvent,
j’ai trop de pensées dans le tête, et jamais bien sensées. Mon cerveau est le
royaume de l’onirisme et des frivolités en tous genres, mon imagination doit
déborder, une fois de plus. Je n’arrive pas à fermer le robinet de mes
rêveries, et je crois qu’aucun plombier ne pourrait en venir à bout. Mais non,
la poupée continue de me regarder avec ses grands yeux roses et son sourire
charmant. Je dois devenir folle ! A force de trop lire « Alice aux Pays
des Merveilles », je vais finir par être aussi démente que le Chapelier !
« N’aies pas peur
voyons. Je ne te ferai pas de mal. Mon nom est Lady Sumire, je suis TA poupée.
Quand je t’ai sentie arriver tout à l’heure, je t’ai choisie pour être ma
Marionnettiste. »
Je me rappelai alors
la scène de l’après-midi au vide grenier. Cette sensation avec la montre, le
son du tic-tac, tout s’expliquait donc ! Son nom aussi d’ailleurs, Sumire
signifie Violette en japonais - oui, me passionnant pour les langues et pour ce
pays, j’ai quelques notions de japonais-. Cette poupée était donc à l’image de
celle à qui était destinée le bijou. Sumire m’expliqua que quand certains
pantins sont au cœur de sentiments très forts, ils prennent vie par un système
de mécanisme qui fonctionne dans leur corps. Les montres, quelles qu’elles
soient, jouent le rôle d’intermédiaire entre humain et pantins: c’est la forme
qu’ils empruntent pour se cacher, car tous les mortels ne peuvent les voir, et
c’est aussi sur ces objets que les Marionnettistes interviennent quand leurs
poupées rencontrent des problèmes. Le terme de Marionnettiste désigne toute
personne possédant une ou plusieurs Clockwork Dolls, les poupées à mécanisme.
Se voir attribuer un tel patronyme est un don divin. Il arrive aussi parfois
qu’une montre engendre un pantin, sans qu’il y ait volonté de création, mais
les circonstances de ce phénomène sont troubles. C’est ce qui s’est passé pour
Sumire, le processus a fonctionné dans l’autre sens. Au départ, c’était un
bijou, mais l’histoire de ce dernier a participé à la création de la poupée.
Seulement, n’ayant jamais connu la personne à qui elle était destinée, son
mécanisme s’était arrêté jusqu’à aujourd’hui.
« Nous sommes en
« connexion parfaite » toi et moi désormais. Un Marionnettiste peut
avoir autant de poupées qu’il le souhaite, la première occupera toujours un
statut particulier, défini par ces deux mots. Ce n’est jamais dû au hasard, un
pantin choisit toujours l’humain qui deviendra son Marionnettiste, cependant,
celle qui est la « connexion parfaite » partage un grand nombre de
points communs avec son maître. Nous serons toujours en contact toutes les
deux, il suffit que tu penses à moi. »
Grande enfant que je
suis, j’acceptai vite cette nouvelle condition, aussi irrationnelle
pouvait-elle paraître. A partir du moment où je m’accommode de mes rêveries, la
logique est hors-jeu. Mais le plus réjouissant était incontestablement que
cette chimère s‘avérait réelle.
Sumire posa sa petite
main sur ma poitrine et sa montre à gousset se remonta toute seule. Les
aiguilles tournèrent plusieurs fois dans le cadran jusqu’à s’arrêter à dix-huit
heures quarante-cinq, l’heure qu’il était à ce moment là. « Je suis
désormais réglée à l’heure de ton cœur, mon mécanisme s’est calqué sur ton
rythme cardiaque, un rythme unique, le notre. » C’était fou ! La mélodie
des engrenages à l’intérieur de la montre et les battements de mon cœur se
répondaient. C’était beau, si beau que je ne pu retenir quelques larmes de
bonheur qui s’échappèrent de mes yeux. Ma poupée me sourit. Ma vie ne serait
plus jamais la même à présent, j’avais l’impression de renaître, de me sentir
utile, d’avoir le devoir de protéger ce pantin. Telle est la mission du
Marionnettiste.
« Bien, il faut
maintenant que tu trouves un endroit où me ranger. N’importe lequel, mais il
doit pouvoir s’ouvrir et se fermer à l’aide d’une clef. » Je regardai
autour de moi. Il y avait bien mon armoire, mais je ne pouvais décemment pas
installer Sumire au milieu de ce capharnaüm de vêtements. Mes yeux se posèrent
sur le vieux coffre en bois qui se trouvait au bout de mon lit. Je l’avais
acheté quelques semaines auparavant à un brocanteur professionnel de ma ville
qui me connaissait bien pour mes visites fréquentes à la boutique. Il savait à
quel point j’adorais les objets anciens et avait mis ce meuble de côté pour
moi, certain qu’il me plairait. Et il ne s’était pas trompé. J’avais
entièrement rénové ce coffre et avais garni le fond d’un tissu aux motifs
baroques tendus sur de la ouate. Il était vide, je n’y avais encore rien rangé.
Ce serait donc celui de Sumire. « A présent, imagine un lieu qui te plait,
dans lequel tu te sens bien. » Je fermai les yeux et me vis dans un boudoir au parfum de
thé et de roses alanguies, comme un endroit figé dans un autre siècle. Des
tapisseries anciennes, des tableaux, de gros fauteuils devant une cheminée, une
méridienne rehaussée de velours, un petit secrétaire avec un encrier, une
statue antique, une coiffeuse et des tapis sur le parquet de chêne lustré. Par
les fenêtres, on distinguait un grand parc parfaitement agencé, une roseraie au
milieu de laquelle trônait un kiosque blanc, de petits arbustes, un saule
pleureur caressé par le vent, un peu plus loin, un petit ruisseau qui séparait
les luxueux jardins d’un bois, et tout autour, le chant des oiseaux.
« Mets-moi dans le coffre, ferme-le à clef et attends qu’une minute passe
sur la montre à gousset, puis tourne la clef trois fois dans la serrure. Ne
t’inquiètes pas, je ne m’en irai pas. »
Un peu anxieuse tout
de même, je déposai Sumire dans le coffre et l’y enfermai. Je pris la montre
entre mes mains et me mis à compter chaque seconde qu’égrainait la trotteuse.
Cette minute me parut une éternité. Elle s’acheva enfin. Un, deux, trois tours
de clef dans la grosse serrure et me voici soudain éblouie ! Je rouvre les yeux
et me retrouve comme par magie dans le boudoir de tout à l’heure ! Le plus
étonnant était que ma poupée faisait maintenant la même taille que moi, et elle
n’en était que plus belle encore!
« Cet endroit que
tu as créé est désormais mon lieu de résidence. Tu pourras m’y rejoindre chaque
fois que tu le souhaites en ouvrant le coffre, comme je te l’ai dit. Si tu es
appelée à avoir d’autres pantins, ils arriveront directement ici. Tu verras les
montres dans le monde réel. Laisse-moi te dire que tu as très bon goût, ce
salon est un endroit charmant, et je suis sure qu’il en est autant pour le
manoir dont il dépend. Je devrais me plaire ici. Puisque c’est toi qui a créé
ce lieu, as-tu un nom à lui donner ? Le Coffre à Jouets? C’est absolument
parfait, cela correspond très bien. N’oublies pas, tes pantins ne ressemblent
qu’à toi, ils te choisiront pour ce que tu es. »